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C’est durant ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Dresde que Richard Müller commença à créer, à travers ses dessins, gravures et peintures, un univers d’images unique et qui devait toute sa vie le placer à part des courants artistiques de son temps. Ces compositions surréalistes et représentations photoréalistes, truffées de motifs chers aux maîtres anciens et de confrontations cauchemardesques, suscitèrent déjà, chez ses contemporains, à la fois l’irritation et la fascination. Plus tard, une incompréhension générale et des diffamations, couplées à la propre incapacité de Müller de se confronter aux boule- versements de l’art moderne, modifièrent le regard porté sur la technique géniale et la force créatrice émanant de l’ensemble de son œuvre. C’est pourquoi il convient aujourd’hui de faire ressortir des cabinets des musées et de ceux des connaisseurs les œuvres de cet artiste injustement oublié, œuvres qui témoignent d’une perfection magistrale et sont empreintes d’une grande valeur symbolique, afin que le public puisse les redécouvrir.
Richard Müller est né en 1874 à Tschirnitz en Bohême dans un milieu modeste ; son père était un tisserand originaire de Saxe. Ayant remarqué son don exceptionnel pour le dessin, ses professeurs le recommandèrent dès l’âge de 14 ans à l’école de peinture de la Manufacture royale de porcelaine de Saxe à Meissen. En 1890, il fut admis, une fois de plus de manière précoce, à l’Académie royale des Beaux-Arts de Dresde, où il fut autorisé à sauter quelques classes et prit des cours auprès de Leonhard Gey et Friedrich Leon Pohle. Trois ans plus tard, Richard Müller quittait cet institut conservateur pour fonder à Dresde son propre atelier avec ses amis artistes Sascha Schneider et Hans Unger. Le succès remporté par leurs premi- ères expositions devait bientôt les conforter dans leur choix. Rapidement, des liens d’amitié se tissèrent avec d’autres artistes comme Hans Thoma à Karlsruhe et Franz von Stuck à Mu- nich. C’est également à cette époque que Richard Müller, sur les conseils de Max Klinger et Ernst Moritz Geyger, commença à s’essayer à la gravure, un art qui allait l’occuper intensé- ment durant toute sa vie, et qui lui valut dès 1898 une grande reconnaissance publique avec l’édition par Fritz Gurlitt d’un premier ensemble de 40 œuvres graphiques. La même année, il recevait le Grand Prix de Rome de l’Académie des Arts de Prusse à Berlin et la Grande médaille d’or de la ville de Dresde, et avait l’honneur de participer à l’exposition universelle de Paris. En 1903, Richard Müller fut nommé professeur de dessin à l’Académie royale des Beaux-Arts de Dresde, dont on lui confia plus tard la direction. Parmi ses étudiants d’alors, on peut citer George Grosz, Richard Scheibe et Max Ackermann.
Avec le début de la Première Guerre Mondiale, Müller fut appelé sous les drapeaux, mais il ne fut pas incorporé aux troupes de combat et se contenta de rejoindre l’état-major sur le front ouest comme dessinateur. Jusqu’à son rappel à l’Académie en 1915, il fixa ainsi sur papier les destructions commises derrière la ligne de front, réalisant plus de 200 dessins. Müller présenta lui-même la plupart de ces feuillets la même année au public de Dresde, lors d’une exposition dont les recettes revinrent à la Croix Rouge.
Cinq ans plus tard, c’est la ville de Dresde qui le mettait à l’honneur à l’occasion d’une gran- de exposition spéciale, et Franz Hermann Meissner publiait une première monographie très complète et riche en images. L’œuvre de Richard Müller, en particulier les travaux graphiques, avait fini par toucher un grand cercle de collectionneurs passionnés, jusqu’en Amérique.
Avec la prise de pouvoir des nationaux-socialistes en 1933, la chance tourna pour Richard Müller, sur le plan professionnel comme sur le plan personnel. Affichant une certaine naïveté politique et ayant toujours refusé toute abstraction, l’artiste se laissa convaincre dès la même année d’écrire, en sa qualité de directeur de l’Académie, un article de journal diffamatoire contre l’art moderne et son représentant, Otto Dix, à l’occasion de l’exposition Art dégénéré de Dresde. Cela ne l’empêcha pas de perdre lui-même tous ses postes en 1935, car d’une part, sa loyauté politique était mise en doute, et d’autre part, ses œuvres subtiles et chargées symboliquement irritaient les nouveaux dirigeants. Müller essaya vainement d’entrer dans leurs bonnes grâces et de renouer avec ses anciens succès en se concentrant sur des motifs inoffensifs et des représentations de paysages. Pour finir, il en fut réduit à gagner sa vie en réalisant des modèles de feuilles de calendrier. Après la guerre, les choses ne s’arrangèrent pas pour lui sous le nouveau gouvernement socialiste. Après des diffamations et un procès, il se vit refuser l’appartenance au syndicat des artistes de la RDA. Déclaré persona non grata, il sombra par la suite rapidement dans l’oubli et mourut dans la solitude en 1954 dans sa maison de Dresde-Loschwitz.
Bien que, pendant plusieurs décennies, on n’ait plus vraiment entendu parler de Richard Müller et de son œuvre unique regroupant des peintures, des gravures et surtout des dessins, les collectionneurs avisés d’œuvres d’art du début du XXème siècle sont restés conscients de son importance. Pourtant, ce n’est qu’en 1974/75 que son talent et son énorme créativité ont été à nouveau présentés à un public plus large par le biais d’expositions et de catalogues communs aux galeries Brockstedt de Hambourg et Pels-Leusden de Berlin. La redécouverte, après la chute du mur de Berlin, des œuvres laissées à sa mort et une thèse de doctorat très complète, écrite par Corinna Wodarz en 2002 à Göttingen, et comprenant un catalogue raisonné (Symbole et éros. Les univers picturaux de Richard Müller), ont contribué à promouvoir une revalo- risation du travail de l’artiste qui aurait dû avoir lieu depuis longtemps. Finalement, en 2013, le musée des Beaux-Arts de Leipzig a redonné, avec l’exposition La Belle et la Bête, un cadre plus officiel et mérité à Richard Müller, un artiste dont l’univers reste encore aujourd’hui tout aussi irritant que stimulant.
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